Comment les réseaux sociaux influencent les droits de l’homme

Le
Laboratoire Lab-LEX
RSN

A priori le lien n’est pas évident : comment des conditions générales d’utilisation mises en place par des groupes privés pourraient impacter les droits humains ? C’est pourtant ce qu’ont étudié Valère Ndior, professeur de droit public et Martin Archimbaud, doctorant en droit public dans leur rapport « L’évolution des conditions d’utilisation des réseaux sociaux et leur impact sur les droits de l’homme », publié en octobre 2023.

Pourquoi des spécialistes du droit s’intéressent aux réseaux sociaux ? Aujourd’hui, les réseaux sociaux comptent plus de 3 milliards d’utilisateurs dans le monde, ils sont rapidement devenus des outils incontournables du quotidien comme de la vie professionnelle.
Pour assurer le bon usage de leurs services, il est nécessaire pour les plateformes d’établir des règles qui sont répertoriées dans les conditions générales d’utilisation. Ces conditions, vous devez les accepter pour pouvoir vous inscrire sur le réseau social choisi.

 

Mais savez-vous vraiment ce que vous acceptez ? Les conditions générales d’utilisation définissent et encadrent les comportements des utilisateurs sur les réseaux : liberté d’expression, utilisation des données personnelles, protection de la vie privée… Depuis quelques années, elles définissent également les règles en matière de lutte contre les comportements illicites que sont les comportements terroristes, violents ou extrémistes. « Les conditions générales d’utilisation ont un impact direct sur la protection qu’on reconnaît aux individus sur les réseaux à travers le monde, précise Valère Ndior. Il fallait donc commencer par comprendre de quelle manière ces conditions évoluent, comment elles sont modifiées par les plateformes ». Et c’est justement l’objectif de la recherche exploratoire menée par Valère Ndior et Martin Archimbaud.

 

Comment on fait pour étudier des conditions générales d’utilisation ? Première étape : choisir les réseaux sociaux qui seront étudiés : « on aurait pu tous les étudier, mais ça aurait été trop vaste pour un premier travail exploratoire. On a donc choisi un échantillon représentatif avec les réseaux qui compte le plus d’utilisateurs, mais aussi les plus médiatisés ou les plus critiqués. On savait que si des problèmes existaient, on risquait de les trouver sur ces réseaux » explique Valère Ndior. C’est pourquoi le choix s’est porté sur Youtube, Facebook, Twitter, Instagram et Tik Tok.
« L’analyse a ensuite été menée sous un angle juridique à partir de la base de données Open Terms Archive, j’y ai effectué une veille hebdomadaire. » décrit Martin Archimbaud. La base de données Open Terms Archive (OTA) répertorie toutes les conditions d’utilisation des services en ligne ainsi que toutes les modifications qui y sont faites. Entre janvier et juin 2023, Martin Archimbaud a effectué 10 relevés ponctuels des conditions d’utilisations des 5 réseaux suivis. « Pour moi, l'objectif a été de faire le tri entre les très nombreuses modifications qui n’avait pas forcément d'intérêt et les modifications qui avaient un impact sur les droits de l'homme. »

 

Mais, ça arrive souvent de modifier des conditions générales d’utilisation ? Oui… et non. La fréquence des modifications est variable, elle va dépendre du réseau et de la période. Des modifications peuvent également survenir en lien avec l’actualité ou à la suite de controverse, voir aussi parfois selon la personnalité du dirigeant : « Concernant Twitter, on a pu observer des modifications de conditions générales, après que son dirigeant, Elon Musk, ai sanctionné des utilisateurs qui s'étaient moqués de lui : quelques jours plus tard, une nouvelle politique sur la parodie et les limites de la parodie était mise en place. C'est intéressant, on peut faire le lien entre le comportement du dirigeant, et l'adoption quasi immédiate d'une règle de façon rétroactive. » explique Martin Archimbaud.

 

Et alors, comment savoir si les modifications des conditions générales d’utilisation ont un impact sur les droits de l’homme ? Une fois identifiées, les modifications sont mises en parallèle avec les règles juridiques. Pour cela, les chercheurs se sont appuyés sur plusieurs instruments internationaux qui encadrent les droits de l’homme, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Mais aussi la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la Convention européenne des droits de l'homme.
Un exemple concret expliqué par Valère Ndior : « Dans ses politiques, Twitter définit les comportements considérés comme terroristes. Alors qu’ils s’appuyaient jusqu’à présent sur les définitions des organisations internationales (Nations Unies, Union européenne), ils ont supprimé ces références et modifié les critères appliqués depuis février 2023. Les comportements terroristes, violents ou extrêmes sont désormais rassemblés sous l’expression « comportements haineux ». Cette nouvelle terminologie est beaucoup plus floue. L’entreprise ne s’appuie plus sur des référentiels extérieurs mais définit les comportements en interne. Cette façon d’adapter le droit est inquiétante ».

 

Et en France alors ? « Ce n'était pas une analyse qui était menée sous l'angle du droit français, mais vraiment une perspective internationale. Et la raison est simple, la plupart des réseaux sociaux sont soit étasuniens, soit chinois. » précise Valère Ndior. De manière générale, les conditions générales s’appliquent dans le monde entier et ne sont pas adaptées au droit de chaque pays « Parfois, elles ne sont même pas traduites » conclue Martin Archimbaud.

 

À quoi va servir ce rapport finalement ? Le rapport de Valère Ndior et Martin Archimbaud est un rapport exploratoire, c’est donc une première approche de la problématique à partir d’un échantillon de réseau et sur un temps court. Même si une étude plus approfondie serait nécessaire, ce premier rapport permet de proposer quelques recommandations : « Là, on met vraiment notre expertise en tant que chercheur au service de la réflexion des autorités, de la société civile et d'autres acteurs qui s'intéressent à la régulation des réseaux sociaux ». Ils vont d’ailleurs présenter leurs travaux au Laboratoire d’innovation numérique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en février 2024.
La principale recommandation des chercheurs aux autorités est de reconnaître que les plateformes ne sont pas transparentes sur les modifications qu’elles apportent aux conditions générales d’utilisation alors qu’elles concernent directement la protection des utilisateurs. « Dans ce rapport, on a essayé d'attirer l'attention des parties prenantes sur la nécessité de surveiller ces modifications grâce à des outils tel que OTA. Il faut leur faire comprendre que chaque plateforme ne peut pas simplement adopter sa propre définition des contenus terroristes ou haineux, et modifier ses conditions générales d’utilisation en définissant de façon arbitraire les discriminations par exemple. On invite vraiment les institutions qui lisent le rapport à être attentives à ces problématiques et à soutenir ce type de démarche, pour ensuite exercer une forme de pression un peu plus marquée sur les plateformes et notamment sur les conditions générales d'utilisation. L’idée serait peut-être d’obliger les plateformes à respecter un fonds commun en matière de droits de l’homme. »

À propos des auteurs :

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Valère Ndior, membre du laboratoire Lab-LEX (UR 7480), est professeur de droit public spécialisé en droit international et droit du numérique. En mai 2022, il a été nommé membre junior de l’Institut universitaire de France (IUF), au titre de la chaire Innovation, pour son projet de recherche consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux dans le but d’accompagner ou de réguler leur développement.

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Martin Archimbaud est doctorant en droit international public, membre du laboratoire Lab-LEX (UR 7480) et cofinancé par la région Bretagne. Dans sa thèse, il étudie les coupures d’internet et blocages d’accès aux contenus, et notamment aux réseaux sociaux, à l’initiative du gouvernement. Il a participé à l’élaboration du rapport en tant qu’assistant de recherche de mai à août 2023.

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